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Vincent Pomarède : La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix
Article mis en ligne le 1er avril 1999
dernière modification le 22 février 2016
La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix
 
La notion de chef-d’œuvre contient presque inévitablement une dimension de mystère, d’incompréhension ou de méconnaissance, qui participent à la notoriété et à la sacralisation des œuvres auxquelles on donne ce qualificatif.
 
Ainsi le fait que La Joconde (Paris, Louvre) de Léonard de Vinci (1452-1519) conserve encore aujord’hui inviolée l’identité de son modèle constitue certainement une des raisons majeures de l’engouement du public pour ce portrait universellement célèbre. De même, la technique mise au point par le génial Florentin n’ayant pas, jusqu’à une date récente été percéee par les radiographies les plus fines, tous les fantasmes quant à son exécution ont pu aisément s’épanouir. De la même manière, nombreuses sont les œuvres majeures de la Renaissance italienne qui nous semblent aujourd’hui énigmatiques en raison de leur sujet oublié ou inconnu, comme en témoignent – pour ne citer que deux exemples parmi d’autres – l’iconographie allégorique du Printemps (Florence, Offices) de Sandro Botticelli (1445-1510) ou celle, également symbolique, de La Tempête (Washington, National Gallery) de Giorgione (vers 1477-1510). Plus tard au XVIIIe siècle, le thème du Pierrot d’Antoine Watteau (1684-1721) demeurant tout aussi indéchiffrable, qu’il soit une simple publicité pour une enseigne de magasin, une scène de comédie italienne reconstituée ou une allégorie de la condition de l’artiste ; cette œuvre s’est identifiée au destin éphémère, douloureux et génial de son créateur.
Dans le même esprit, bien que nous soyons particulièrement bien renseignés par son célèbre Journal – tenu quotidiennement, mais malheureusement lacunaire pour la période allant de 1824 à 1847 – ainsi que par son abondante correspondance, plusieurs chefs-d’œuvre d’Eugène Delacroix (1798-1863), un des peintres les plus importants du XIXe siècle européen, demeurent eux-aussi partiellement impénétrables. Si nous connaissons presque tout des des circonstances de l’exécution de son deuxième envoi important au Salon de 1824, Scènes des massacres de Scio (Paris, Louvre), nous n’avons pas pu vérifier l’étonnante anecdote qui prétend que l’artiste aurait entièrement repris le ciel de son tableau après avoir découvert les paysages anglais contemporains. De même, si nous savons que La mort de Sardanapale (Paris, Louvre) qui fit scandale lorsqu’elle fut exposée au Salon de 1828, fut inspirée par une pièce de théâtre de Lord Byron, nous ne retrouvons pas dans l’œuvre du grand poète romantique anglais l’épisode mis en scène par le peintre.
Mais de toutes les œuvres majeures engendrées par Eugène Delacroix, La Liberté conduisant le peuple (Paris, Louvre), exposée de manière exceptionnelle au Musée national de Tokyo, est certainement celle qui demeure la plus mystérieuse et dont l’iconographie est la plus obscure.
En effet, l’universalité de l’image de cette femme partant conquérir la liberté à la tête d’un peuple en révolte ne doit pas faire illusion et de nombreuses questions demeurent quant aux motivations véritables de l’artiste et à la finalité intrinsèque de cette œuvre. Que signifie donc la présence de cette femme, vêtue à l’antique et coiffée du bonnet phrygien, la poitrine nue, au milieu de cette révolte populaire ? Quelle est la part entre la représentation réaliste, presque sordide, d’une rue parisienne encombrée de cadavres et celle idéalisée d’une allégorie féminine, évoquant la culture classique ? Quel rôle Delacroix entendait-il jouer en illustrant ainsi une page de l’histoire de France ?
Déjà en 1831, les contemporains du peintre, découvrant l’œuvre exposée au Salon, ne comprirent pas cette description étrange qui mêlait l’allégorie et l’événementiel. La figure de La Liberté apparaissait trop présente, trop nue, trop combative, peut-être même, pour certains critiques, était-elle une « femme de mauvaise vie » (C.M., dans L’Avenir, 9 juin 1831), « une courtisane de bas étage » (L. Peisse, Le National, 30 mai 1831) ou « une sale et déhontée femme des rues » (A. Tardieu, Salon de 1831) puisqu’elle traînait ainsi, le fusil à la main, au milieu de la « canaille » et « du peuple sale de M. de Lacroix (sic) ».
 
La surprise et le rejet de certains de ses contemporains provenaient justement de ce choix esthétique et iconographique du peintre. Non sans quelque opportunisme, Eugène Delacroix avait souhaité illustrer seulement quelques semaines après les événements, ces célèbres journées de juillet 1830, les « Trois glorieuses » – les 27, 28 et 29 juillet 1830 – durant lesquelles le peuple de Paris révolté avait chassé l’autoritaire roi Charles X, pour le remplacer par un souverain plus moderne, éclairé et libéral, Louis-Philippe 1er. Peut-être le peintre avait-il tout d’abord songé à représenter un épisode héroïque ou anecdotique de cette période mouvementée. La légende de cette courte mais violente révolution contenait en effet quelques figures susceptibles de synthétiser les souffrances et les aspirations du peuple : ce d’Arcole qui mourait en combattant sur un des ponts faisant face à Notre-Dame de Paris ou cette blanchisseuse, nommée Anne-Charlotte D., qui avait découvert son frère mort sur une barricade et avait aussitôt abattu neuf soldats de la Garde Royale. Cependant, même s’il avait donné tout d’abord à son tableau le titre Une barricade, situant ainsi l’action au cœur de la bataille des rues, Delacroix n’avait pas souhaité mettre en scène un épisode réel de cette révolution.
Il est vrai que le peintre – par peur , par indifférence ou par divergence d’opinions – n’avait pas participé, contrairement à certains de ses confrères ou amis, aux combats de rues qui embrasèrent Paris durant cet été. Alexandre Dumas, un de ses proches, témoignait en 1864 avec un humour affectueux, de l’attitude de Delacroix durant ces journées : « On a dit que l’homme qui tient une espingole à droite de La Liberté était le portrait du peintre. De là à dire que Delacroix s’était battu comme un enragé, il n’y avait qu’un pas, aussi se répandait-il que Delacroix était un républicain furieux […] Rétablissons donc les faits, et ne laissons point passer les crieurs de fausses légendes. Lorsque le 27 juillet, je rencontrais Delacroix au pont d’Arcole […] Delacroix, je vous en réponds, avait grand’peur, et me témoigna sa peur de la façon la plus énergique. » (Alexandre Dumas, Delacroix, Paris 10 décembre 1864). Pourtant, Dumas lui-même reconnaissait que Delacroix voyant le drapeau tricolore flotter à nouveau sur Notre-Dame de Paris, après des années de remplacement par le drapeau blanc de la monarchie, « glorifia ce peuple qui d’abord l’avait effrayé ». Bien que peu fervent monarchiste ou républicain – son cœur est fondamentalement attaché à l’Empire –, Delacroix s’était cependant enthousiasmé pour cette passion démocratique qui avait poussé le peuple à se révolter contre l’autoritarisme.
Alors, il avait cherché à symboliser par une seule image cet incendie de liberté qui avait enflammé Paris. Pour cela, le peintre reprenait un principe esthétique novateur, déjà mûri dans quelques-unes de ses compositions antérieures, à commencer dans ses Massacres de Scio, mais qu’il avait développé dans un autre de ses chefs-d’œuvre de jeunesse. La Grèce sur les ruines de Missolonghi (Bordeaux, musée des Beaux-Arts). Dans ce tableau, peint deux ans avant La Liberté et célébrant les souffrances du peuple grec qui revendiquait, dans le sang et les larmes, son indépendance vis-à-vis de l’occupation turque, Eugène Delacroix avait placé une figure allégorique de femme, traitée avec la noblesse de l’art antique, qui pleurait au milieu des ruines et des cadavres de la ville de Missolonghi ravagée par de violents combats.
Et l’iconographie de La Liberté guidant le peuple, représentant cette fois un événement parisien tout aussi contemporain, juxtaposait de la même manière le réalisme des cadavres, des combattants et de cette barricade improvisée, derrière laquelle on apercevait une vue parfaitement identifiable de Paris, avec l’image abstraite et intemporelle d’ une femme dépersonnalisée et idéalisée, sortie tout droit d’un marbre grec, d’une peinture de la Renaissance ou d’un tableau de Nicolas Poussin. Mis en scène de cette façon, l’épisode contemporain se métamorphosait en récit mythique et la révolte de juillet 1830, parfaitement datée et connue, devenait le prétexte d’une représentation éternelle des combats de l’homme pour sa liberté.
Après les hésitations et les rejets liés à la surprise de la découverte, on comprend alors que ce tableau, acquis pour le musée du Luxembourg en 1831 et rarement présenté au public – on craint encore les soulèvements populaires au XIXe siècle ! – avant son entrée au Louvre en 1874, soit devenu pour la génération romantique d’abord, puis le peuple français dans son ensemble, une véritable « icône républicaine ». L’image du régime politique qui fédérait les Français, la République, allait bientôt s’identifier intégralement avec celle de La Liberté. Par cette intuition thématique et esthétique, qui ne correspondait d’ailleurs pas avec ses propres aspirations politiques et sociales, Eugène Delacroix avait donc pressenti et préfiguré l’histoire de la France.
 
Avril 1999
Vincent Pomarède, conservateur en chef du département de la peinture, au musée du Louvre
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