Viva LaldjérieCe titre-cri est une contraction d’Algérie et El Djazaïr (en arabe), un mot forgé par les jeunes Algériens pour désigner leur pays. Le réalisateur algérien Nadir Moknèche rend dans son film un vibrant hommage à Alger, la ville de son enfance, sur fond d’actes de terrorisme qui sont toujours d’actualité.Franc-Parler : Pouvez-expliquer le contexte algérien au moment de l’histoire du film ?Nadir Moknèche : Le film que j’ai tourné, c’est en janvier 2003 et ça parle de trois personnages principaux. Et deux personnages, c’est-à-dire la mère qui est une ancienne danseuse de cabaret et la fille qui a 27 ans et qui a un petit boulot, qui travaille chez un photographe, habitent dans une chambre d’hôtel au centre d’Alger. Pourquoi elles habitent une chambre d’hôtel ? Parce quelles ont dû quitter leur appartement dans la banlieue d’Alger où il y avait du terrorisme. L’Algérie a connu, il y a une dizaine d’années une guerrilla terroriste. Les maquis, c’est-à-dire là où il y avait les mouvements terroristes sont situés en périphérie. Donc, les nouvelles banlieues étaient dans ces coins-là et suite à ce qui s’est passé, beaucoup de gens ont quitté leur banlieue pour se réfugier dans la ville qui était plus sécurisée.Franc-Parler : Ce film a été tourné en français et pourquoi pas en arabe ?Nadir Moknèche : L’Algérie est le deuxième pays francophone. D’abord il y a la France et après il y a l’Algérie. Bien que l’Algérie n’appartienne pas à la francophonie pour des raisons politiques et culturelles, elle reste un pays francophone avec une presse très importante indépendante en français avec une littérature en français. Enfin, tout ça pour expliquer que le français n’est pas une langue étrangère. C’est une langue qui fait partie du pays. Un auteur algérien, Kateb Yacine, avait dit que c’était un butin de guerre et il avait raison aussi de le prendre de cette façon-là. Le français dans le film, c’est une convention. Dans un cadre normal, ça serait, j’ai calculé, 40% en français, 60 % en arabe dialectal. Ce serait ça le pourcentage. Mais il y a une grande pénurie de comédiens et l’accent d’Alger est un accent particulier. Je ne veux pas mélanger les accents. Lubna Azabal. qui joue un des rôles principaux est marocaine. Donc, elle parle un arabe marocain. Je sais que les Japonais ainsi que les Français et d’autres ne comprennent pas. Donc, pour eux ça serait la même chose mais moi, je fais du cinéma et je fais un film. Je respecte mon propre public et je me respecte d’abord aussi moi. Donc, je ne fais pas de mélange.Franc-Parler : Comment la jeunesse algérienne a-t-elle réagi à ce film ?Nadir Moknèche : Il y a eu un public jeune en Algérie mais très surprenant. Moi, je ne m’attendais pas vraiment à ça. Énormément de monde, énormément de jeunes, quand je dis jeune, l’Algérie, c’est un pays jeune donc 75% de la population a moins de trente ans. Jeune, ça veut dire 17 jusqu’à 25-26 ans. Il y avait toute cette jeunesse, énormément de filles. Et ça, je comprends pourquoi. Parce que les filles s’identifient beaucoup au personnage de Goucem qui est un personage très ancré dans la réalité. Les deux autres, on pourra penser que ce sont des archétypes, une ancienne danseuse de cabaret et puis la prostituée. Mais Goucem est un personnage très ancré dans la réalité parce qu’une fille qui ne fait pas d’études, qui n’est plus vierge, qui a 27 ans. Qu’est-ce qu’elle fait ? Qu’est-ce qu’il faut faire ?Franc-Parler : Pour certaines scènes nues, tournées par un réalisateur algérien avec des actrices algériennes ou nord-africaines. Est-ce que ça ne met pas d’eau dans le moulin des intégristes, des familles qui s’inquiètent ?Nadir Moknèche : Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Oui, ça peut, bien sûr, on peut utiliser ça.. Ça n’a pas été utilisé de cette manière-là, mais on peut. On peut parler de débauche, par exemple, mais c’est un discours qu’on entend tout le temps. C’est-à-dire même si vous ne faites pas ça… C’est une surenchère dans le conservatisme. Donc, si ce n’est pas ça, ce sera autre chose donc forcément.… Mais l’image, c’est vrai que dans une culture musulmane, l’image est quelque chose de très rare puisque nous n’avons pas de peinture et nous n’avons pas de culture de l’image. Alors que bien que l‘on dise que les sociétés occidentales ont eu des interdits, vous avez une culture de l’image et aussi une culture du nu. Si vous allez à la chapelle Sixtine, vous avez du nu. Adam, il est nu et donc vous avez le culte du corps. Alors que nous, c’est quelque chose d’extrêmement banni et donc de plus choquant et voilà.. Mon parti pris est pour l’image, je vais vers l’image. J’aime bien la nudité mais je n’aime pas la vulgarité.Franc-Parler : Dans votre film, vous parlez des artistes obligés de s’exiler, de partir. Pourquoi les terroristes s’en sont-ils pris aux artistes ?Nadir Moknèche : Il y a eu à partir de 93 des assassinats d’intellectuels et d’artistes. Le phénomène c’est quoi ? Les artistes, parce qu’on n’aime pas peut-être leur mode de vie. Moi je trouve que le plus symbolique, le plus fort ça a été l’assassinat d’un psychiatre qui s’appelle Boucebsi qui a été assassiné en 93, qui a fait énormément d’études. Il a fait un peu comme Freud, il a fait des cas. Il a parlé d’hystérie, de la pureté, des ablutions, de la pureté du sang, énormément de choses qui sont liées à la société algérienne, par rapport à la jouissance, par rapport à la sexualité, par rapport à tout ça. C’est un symbole terrible qu’on assassine, celui qui essaie de faire comprendre le moi parce qu’on vit dans une schizophrénie terrible et on refuse de se comprendre.Je dis souvent, c’est parce qu’on n’arrive pas à s’aimer. Moi, je pense que c’est ça le problème, c’est qu’on ne s’aime pas réellement. Un Algérien ne s’aime pas vraiment. Il se fait du mal parce que tuer quelqu’un d’autre, c’est comme se tuer soi-même. Et c’est ça le mal, le refus de soi-même. Et moi je les aime. Par le cinéma, je veux leur montrer leur beauté, leur générosité, je veux montrer leur jeunesse et notamment la nudité. Et de faire en sorte qu’ils s’aiment et je suis sûr que la jeunesse très jeune a eu ce choc très dur des années terroristes et a commencé à s’aimer. La première fois que j’ai entendu quelqu’un me dire pardon quand il m’a bousculé dans un bus, c’était après 93-94, c’est-à-dire lorsque toute la violence a été condensée par les mouvements religieux intégristes.Franc-Parler : Vous êtes le premier réalisateur algérien à faire un long métrage depuis la fin du couvre-feu.Nadir Moknèche : Je suis le premier à sortir dans la rue réellement et à faire des travellings, à couper les rues, à filmer les gens en train de marcher dans la rue, à aller sur la place des Martyrs qui est la place la plus populaire et filmer parce que j’adore cette place. Ça me fait penser au plan d’Hitchcok dans La mort aux trousses. Et à filmer la ville, c’est à dire de montrer l’amphithéâtre, de montrer tout ça. Et aussi la ville a été très peu filmée pour des raisons qu’on peut expliquer. Moi, peut-être parce que je suis parti voyager, quand je rentre, toute la ville m’appartient c‘est-à-dire qu’il n’y a pas une partie historique qui ne m’appartienne. Toute la ville ainsi que la partie Napoléon III, la partie française, la partie socialiste. Des intérieurs turcs de l’empire ottoman parce que je suis algérois du côté de ma mère depuis plus de 5 générations et je tiens aussi à l’héritage ottoman. Tout cela m’appartient. Tout ça est à moi parce que c’est aussi ma ville.Juillet 2005Propos recueillis : Éric Priou
Nadir Moknèche, le réalisateur du film Viva Laldjérie
Article mis en ligne le 1er juillet 2005
dernière modification le 25 mai 2023