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Maurice Godelier, anthropologue
Article mis en ligne le 1er janvier 2010
dernière modification le 23 mai 2023
Maurice Godelier : l’âge de l’anthropologie
 
Ancien chef de travaux auprès de l’historien Fernand Braudel puis maître-assistant de Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue Maurice Godelier a étudié les Baruyas, un peuple de Nouvelle-Guinée qu’il caractérise comme étant sans classe et sans État. L’ensemble de ses travaux a donné des résultats fructueux.
 

Franc-Parler : Je vais être un petit peu provocateur. À l’heure actuelle, l’anthropologie, en France, ça sert à quoi ?
Maurice Godelier : Oh la la, ça sert à beaucoup de choses. Vous avez des anthropologues qui s’intéressent par exemple à la vie dans les prisons, à l’Irak, donc à des endroits tout à fait stratégiques du point de vue politique. Vous avez des anthropologues qui sont en Océanie, bien sûr, comme moi ou d’autres où il y a des tas de choses qui se passent : une christianisation générale de tous ces peuples. Vous voyez, en fait il y a une anthropologie de la France et de l’Europe et une anthropologie des pays, on peut dire non-européens, du reste du monde, quoi. Avec en France des points forts, on a des groupes très compétents sur la Sibérie, le Kazakhstan. Bref, il y a des endroits dont les gens ne connaissent rien, il faut bien le dire. Les gens ne savaient pas ce que c’était que le sunnisme, ce que c’était que le chiisme et tout a explosé ensuite dans des guerres que vous avez vues en Irak, ou ailleurs. Donc, là, on a des anthropologues qui sont sur le terrain, et on ne peut pas travailler non plus en anthropologie sans les historiens. Car le présent, c’est une chose mais le présent continue souvent le passé et c’est un passé qui est très loin, très lointain. Donc, la séparation des sunnites et des chiites, ça remonte à plusieurs siècles et même pratiquement au gendre du prophète. C’est ça qui est intéressant. Aujourd’hui, il y a une telle complexité à affronter qu’il faut être sur le terrain pour comprendre ce qui se passe dans la tête des gens. Et en même temps, il faut avoir un recul historique car toutes ces représentations et institutions ne sont pas nées d’hier.
 

Franc-Parler : Qu’est-ce que vous avez retiré de ces études sur place (chez les Baruyas) ?
Maurice Godelier : D’énormes résultats scientifiques. D’abord l’étude d’un système de parenté. La parenté, c’est une invention de l’homme, ce qui était intéressant pour des gens comme moi qui comparons la façon dont la parenté est vécue et produite dans différentes sociétés patrilinéaires, matrilinéaires etc. Ensuite, j’ai pu assister à de très grandes initiations disparues pratiquement maintenant dans toute la Nouvelle-Guinée. Donc, l’ancien monde religieux et politique était encore présent et vivant. Donc, j’ai pu participer aux initiations. Et ensuite, j’ai pu refaire avec les aînés qui avaient tous utilisé des outils de pierre, j’ai pu refaire avec eux, disons reproduire la technique qui était néolithique. C’est à-dire que la porte du néolithique s’est fermée devant moi et donc, j’ai eu une chance inouïe. Je suis tombé dans un peuple qui venait d’abandonner les outils de pierre pour des outils d’acier brandis par les Européens juste quelques années avant moi. Avec les aînés, j’ai pu reconstituer l’ancienne économie, les anciennes formes de production. Donc, c’était un témoignage pour l’histoire de l’humanité. L’histoire de l’humanité, c’est ça, une multiplicité d’inventions et si vous oubliez ça, vous ne comprenez pas d’où nous venons en tant qu’êtres humains, en tant qu’espèce. Le groupe local vous apprend sur une histoire profonde de l’humanité et une histoire différentielle. Comme je vous dis, j’ai eu beaucoup, beaucoup de chance et ce n’est pas moi qui ai inventé leur culture, c’est eux qui l’avaient produite. Leur culture était très intéressante d’abord pour eux-mêmes bien sûr. Mais pour un anthropologue qui a eu ce plaisir un peu de comparer des sociétés, vision historique, comment ça s’est développé sur les différents continents, c’est bien, c’est fabuleux. Et en plus être anthropologue, c’est agir sur soi-même tout le temps. C’est un métier d’ascèse, un métier difficile, de solitude et de réflexion et d’analyse. Et d’empathie. Si vous êtes là à détester les gens avec lesquels vous vivez, vous ne pouvez pas les comprendre. Ce n’est pas possible. Vous voyez un peu l’envergure des responsabilités et des résultats possibles. Et bien sûr, il faut beaucoup d’années de travail. Il faut rester longtemps, il faut faire des enquêtes systématiques, être accepté par les gens parce que vous les gênez quand même d’aller tous les jours mesurer leurs jardins avec eux. Il faut que vous soyez accepté par le groupe pour faire ça. Il ne faut jamais s’imposer. Il y a beaucoup de qualités subjectives et humaines qui sont impliquées.
 

Franc-Parler : Vous avez dégagé des notions intéressantes sur le sacré…
Maurice Godelier : Mauss et Lévi-Strauss avaient insisté sur des choses comme le don et le contre-don équivalent. Ça existait chez les Baruyas : vous donnez une femme contre une femme et donc vous faites une alliance, un mariage quoi. Bon ça, ça intéressait Lévi-Strauss. Mauss, ce n’était pas le même don, c’est : vous donnez beaucoup de telle sorte qu’on ne peut pas vous rendre. C’est un don qui crée l’inégalité et qui défend un statut ou qui est un moyen d’affirmer sa volonté d’avoir un certain statut dans la société ou de le reproduire. Donc, c’est un don compétitif, c’est une guerre, c’est la guerre des dons. Ensuite tout le monde opposait le don à l’échange marchand puisque dans un échange marchand, ce que vous vendez ne vous appartient plus et appartient à celui qui vous l’a acheté. Tandis que dans le don, vous aliénez un objet, quelque chose mais le fait que vous avez donné, ça fait que vous êtes dans l’objet donné. Donc, il est aliéné et en même temps il est non aliéné parce que vous êtes présent et si on peut dire, votre don crée une obligation, obligation d’avoir à donner aussi. Refuser un don, c’est un acte extrêmement négatif. Et bien, moi j’ai été beaucoup plus loin parce que j’ai montré qu’il y avait des objets qu’on ne donne pas. Il y a des objets qu’on ne vend pas. Pourquoi on les garde et pourquoi on ne les vend pas et qu’on ne les donne pas à ses voisins ? Parce qu’on les garde pour les transmettre. Donc, il fallait étudier cette catégorie d’objets un peu négligée par l’analyse sociologique et anthropologique. Pas un peu mais très très négligée et qui étaient des objets qu’on ne donne pas et qu’on ne vend pas, qu’on transmet, donc des objets que j’ai appelés sacrés mais avec cette nuance tout à fait importante que le sacré que j’analyse c’est pas religieux seulement. Ce qui est facile, ce qui s’impose dans la tête, c’est bien sûr c’est des objets religieux. Or, j’ai montré que la Constitution des États démocratiques, c’est un objet qui n’est pas une marchandise, on n’achète pas une Constitution. On achète les voix, la corruption électorale, ça c’est possible. On ne peut donner une Constitution à un autre peuple, ça n’a pas de sens. On se donne une Constitution et on se la transmet de génération en génération en l’améliorant si c’est possible. Donc, ça c’est l’équivalent d’un objet sacré religieux mais c’est un objet politique. Donc, j’ai montré que le sacré débordait le religieux dans sa perspective habituelle et que les choses qui sont transmises dans les générations et qui font la vie commune des gens, une sorte de norme pour exister ensemble, c’est ça qui donnait les racines à une identité durable. Donc, ça c’était un texte important. L’Énigme du don a été traduit en japonais, en américain, enfin dans des tas de langues et même en chinois parce que les Chinois m’ont demandé une préface pour les Éditions de Pékin. Et puis ensuite une chose importante : j’ai montré que vis-à-vis de ce qu’on appelait des peuples primitifs, parce qu’ils n’avaient pas d’État, pas de classes sociales et tout marchait par la parenté, j’ai montré que c’était faux, que ce que j’avais appris dans mes livres et qu’on répète encore dans les manuels ou chez les politiques, c’est faux. C’est pas la parenté, c’est pas la famille qui fait la société. La famille vous aide à être vous-même, ça c’est partout pareil mais c’est le politique et le religieux, enfin ce qu’on appelle nous le politico-religieux en Europe, c’est ce qui constitue pour des groupes humains une forme de souveraineté, l’établissement d’une forme de souveraineté sur un territoire, des ressources et ses habitants d’ailleurs. Il y a des évidences qui ne sont plus évidentes. J’ai montré que la parenté n’est pas le fondement des sociétés ni chez les primitifs, soi-disant primitifs ni chez les autres. Chez les autres, c’était facile. On disait l‘État. L’État est apparu, donc, c’est l’État qui compte, le politique qui compte, etc, etc. Mais en fait, aussi bien dans les sociétés tribales qu’ailleurs, ce qui fait une société, pour des groupes humains, c’est l’affirmation et la production d’une forme de souveraineté. La souveraineté, c’est un régime de pouvoir mais c’est un rapport avec les dieux, avec les esprits de la nature, les ancêtres. Donc, il y a toujours une dimension religieuse dans les régimes de pouvoirs qui ont été inventés par l’homme. Bien évidemment, vous pourriez poser la question, disons de la séparation de l’État et des religions qui fait que depuis la Révolution française, la religion est totalement libre. Toutes les religions sont possibles, elles sont des affaires privées et il n’y a pas de religion d’État. En France, on ne soutient pas une religion comme religion d’État. Ce n’est pas le cas en Grèce où l’orthodoxie est une religion d’État, et dans certains pays aussi. Mais en gros, il y a eu une laïcisation du politique qui est parfois difficile à comprendre pour d’autres sociétés, particulièrement musulmanes. Parce que c’est la charia, la loi divine qui est le fondement des lois. Donc, si vous le voulez, c’est très important de faire tout ce travail aussi sur le politico-religieux et d’écarter de façon critique ce qu’on disait sur la famille et la parenté. Et aussi sur l’économie, les modes de production, pour les marxistes et les libéraux, c’est pareil, c’est l’économie qui explique la société. C’est faux, ça n’a aucun sens. L’économie ne crée pas une société, elle lui permet de produire des richesses et des subsistances mais une société, c’est plus compliqué qu’un marché. Aucune forme non marchande de production. Donc, on revient encore au politico-religieux, comme central, stratégique pour comprendre les sociétés.
 
Franc-Parler : C’est un grand débat actuellement en France, c’est l’identité des Français. Qu’est-ce qu’être français ?
Maurice Godelier : Oui, c’est vraiment intéressant… Ce qui est intéressant, historiquement et sociologiquement, c’est pourquoi certains politiques se sont permis de poser cette question. Donc, là c’est pas encore clair. Mais la réponse à la question à mes yeux, elle est très claire. Ce qui fait l’identité nationale, c’est la citoyenneté et cette citoyenneté dans nos sociétés, je m’excuse d’être aussi naïf, mais c’est la souveraineté partagée par tout le monde, souveraineté du peuple. C’est un rapport de tous à tous qui est fondé politiquement, qui est un droit avec des devoirs, ce qu’on oublie souvent. Pour moi, cette question, elle n’aurait pas dû se poser, pour des gens comme moi, elle ne se pose pas. Pourquoi elle a été posée, je ne sais pas. C’est le contexte de la politique française. Pourquoi on a lancé ça, je pense que bien sûr, il y a le problème des immigrés etc. Et peut-être des échéances électorales où ça peut agiter la tête. Mais la réponse en France, elle est très claire.
 
Janvier 2010
Propos recueillis : Éric Priou
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